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Dans l’intimité du QG de la IIIe armée allemande à Soultz-sous-Forêts (5-8 août 1870)

(Rédigé par Jean-Claude STREICHER)

Le prince royal de Prusse, Oberbefehlshaber de la IIIe armée allemande, s’est installé à Soultz, non pas seulement avec son état-major, mais également avec tout un aréopage de personnalités invitées, de publicistes et de correspondants de guerre ainsi que de peintres officiels chargés d’immortaliser par l’image les moments forts de la guerre. Les mémoires des uns et des autres nous permettent de reconstituer l’intimité de ce moment uni- que de l’histoire soultzoise.

Un état-major pléthorique

Le Kronprinz Friedrich-Wilhelm, alors âgé de 49 ans, avait composé son état-major le 1er août 1870 à Spire. Mais, protocole et impératifs diplomatiques obligent, celui-ci a d’emblée été pléthori- que, nécessitant en conséquence de le scinder en deux : « Mon QG est devenu si riche en personnel et en véhicules que je n’ai d’autres ressources que de les répartir en deux échelons : le premier avec tous les éléments combattants, officiers de l’état-major général et officiers d’ordonnance ; le deuxième, avec les autres services. Nous ne nous trouverons donc jamais réunis dans un même local, ni autour de la même table. »¹

Il lui avait en effet fallu y associer des représentants des royaumes et principautés ayant levé des contingents pour la IIIe armée, puisque celle-ci était la seule des trois à inclure des Allemands du sud. Parmi ces représentants, il y a le cas typique du duc Ernst II. von Sachsen-Coburg und Gotha, possessionné tout à la fois en Thuringe et en Bavière, et époux par ailleurs d’une fille de Louis-Phi- lippe, roi des Français. Au moment de la déclaration de la guerre, il se trouvait à Fiume, près de Trieste, mais rentra aussitôt à Berlin pour se mettre à la disposition du roi de Prusse. Il avait alors souhaité un commandement ou sinon figurer dans l’état-major du Kronprinz, ce qui lui fut accordé avec la fonction d’inspecteur des ambulances de son armée². Le 6 août, il accompagnera ainsi le Kronprinz dans sa chevauchée à travers le champ de bataille de Woerth et prendra la défense des reporters du Figaro et du Gaulois, qui y avaient été capturés comme espions.

Mais concernant les Allemands du sud, jusqu’à 5 août, le Kronprinz n’avait à son état-major que des représentants des royaumes de Bavière et du Wurtemberg. Les premiers étaient au nombre de quatre : Generalmajor Graf von Bothmer ; Ritter von Stauffenberg, aide de camp du roi ; Major von Freyberg, ancien attaché militaire à l’ambassade bavaroise de Berlin ; et Hauptmann Ritter von Go- din. Les Wurtembergois, eux, étaient trois : Generalleutnant von Braumbach, ancien divisionnaire des troupes wurttembergeoises, avec ses deux aides de camp³.

Combien de monde cela faisait-il au total ? Mystère. Le publiciste prussien Gustav Freytag, qui en était, révèle seulement que le 3 août, au départ de Spire, ledit état-major formait une colonne d’au moins 200 chevaux (« Ein langer Zug von Wagen, Reitern, Rossen, wohl 200 Pferde »⁴.

Pour la bataille de Wissembourg et du Geisberg du 4 août, le Kronprinz avait logé deux nuits au presbytère catholique de Schweighofen, village allemand situé à 4,2 km de Wissembourg. Pour les jours suivants, après une mission de reconnaissance, menée dès le soir du 4 août par un détachement de dragons, le lieutenant Graf von Rothkirch du 2. Leib-Husaren Regiment recommanda le château Geiger à Soultz, d’autant que la localité et ses environs paraissaient abandonnés des Français.

le chef d’état-major von Blumenthal
Le château Geiger vu de son avant-cour, servant d'écuries et de remises à voitures.
Le château Geiger vu de son avant-cour, servant d'écuries et de remises à voitures.
Le château Geiger vu de son avant-cour, servant d’écuries et de remises à voitures.

Kronprinz y consentit. « Das Schlösschen im Stil Ludwigs XIV. erbaut, note-t-il dans son Kriegsta- gebuch, gehört gegenwärtig einem reichen Juden » (en l’occurrence Alphonse Weil, Juif originaire de Soultz, alors restaurateur à Paris, place Dauphine, en face du Palais de justice de l’île de la Cité7, veuf depuis le 3 janvier 1869⁶ et bien sûr absent). Le confort de son grand salon et de ses chambrées, les commodités de sa cuisine en sous-sol, les écuries de l’avant-cour fermée par un portail en grilles de fer ainsi que ses pâtures arrière ont dû l’emporter d’emblée sur le très rudimentaire château Bode.

A peine installé au château Geiger, le Kronprinz édicta un nouveau plan de marche pour son armée, que son chef d’état-major von Blumenthal, 60 ans, venait d’élaborer. Celui-ci modifiait le précédent daté de Schweighofen, car la certitude avait été acquise que l’armée Mac-Mahon ne s’était pas repliée vers Strasbourg, mais sur le plateau de Froeschwiller. D’où la nécessité d’un simple mouvement tournant face à l’ouest sans grandement modifier la disposition adoptée antérieurement.

Mais tout l’état-major ne pouvait évidemment être logé au château Geiger. N’y cantonnèrent avec certitude que le Kronprinz, son chef d’état-major (Generalfeldmarschall) Graf Leonhard von Blu- menthal, ainsi que leurs aides de camp respectifs. Les autres militaires ont dû être placés dans des demeures bourgeoises et des auberges réquisitionnées de la localité. C’est ainsi par exemple que le général von Kirchbach, qui commandait le Ve corps prussien, a cantonné au presbytère du pasteur Schuler à Preuschdorf…

Aussi, l’état-major ne s’était-il retrouvé dans le grand salon du château que pour le petit-déjeuner de la victoire, le matin du 7 août, scène rapportée par les reporters du Figaro et du Gaulois comme nous le dirons plus loin. Mais des repas étaient également servis au château Geiger, quasiment à toute heure, à tout membre de l’état-major.

Un Feldmarschall très occupé

Le Feldmarschall von Blumenthal avait déjà été le chef d’état-major de la IIe armée prussienne en 1866 à Sadowa, lors de la guerre contre l’Autriche, armée que commandait d’ailleurs déjà le mê- me Kronprinz. Comme en 1866, il a tenu en 1870-71 son journal de campagne, en stratège toujours pressé par le temps, allant droit à l’essentiel avec la plus grande économie de mots, à l’inverse du Kronprinz, bien plus bavard. Son fils a réuni ces journaux pour les publier en 1902 sous le titre « Tagebücher des General Feldmarschalls Graf von Blumenthal ». C’est un ouvrage de 318 pages quasi introuvable, mais que la Sächsische Landesbibliothek de Dresde propose désormais en libre consul- tation internet⁷.

L’étape soultzoise n’y occupe que les pages 72 et 73. Blumenthal dit y être arrivé dans l’après-midi du 5 août sous une chaleur étouffante (« grausame Hitze »), heureusement atténuée par un vent léger (« aber doch etwas Wind, so dass der Marsch nicht zu beschwerlich war »). Les dernières dé- tachements de la IIIe armée n’y arrivèrent qu’au milieu de la nuit. Il trouva le cantonnement conve- nable (« gutes Quartier im Schloss »), mais en attribua par erreur la propriété à Max Weil, écrivain (« Schriftsteller »).

Le matin du 6 août, dans une « Stube » du château, il dit avoir finalisé son plan des opérations pour les jours suivants, prévoyant déjà de franchir les Vosges en quatre colonnes parallèles par des itinéraires qu’il fallait spécifier sur des cartes, en fonction de l’état des chemins et des contraintes du ravitaillement, tout en veillant à ce que les écarts entre ces colonnes soient toujours d’au moins d’un à deux miles (3,2 km) (« Die verschiedenen Strassen durch die Vogesen mussten genau auf die Karte gefolgt werden (und) die einzelnen Colonnen nicht unter eine bis zwei Meilen von einander entfernt sein »).

Mais tout d’un coup, ce 6 août, en milieu de matinée, les premières canonnades commencèrent à se faire entendre du côté de Woerth (« Es fing sehr heftig an zu knallen, namentlich war sehr star-

kes Kanonenfeuer »). La bataille s’était donc enclenchée, alors que la consigne était d’attendre le lendemain que toute l’armée soit à pied d’œuvre. Vers 11 heures, Blumenthal proposa donc au Kronprinz d’y aller en grand train (« in starker Gangart hinaus zu reiten »), avec tout l’état-major.

En arrivant à Preuschdorf, il devint évident que la grande bataille était bel et bien engagée (« eine grosse Schlacht hatte begonnen »). Des ordres sont alors envoyés aux généraux von der Tann, Werder et Bose. Mais ils s’étaient eux-mêmes rapprochés du front dès le début de la canonnade (« Sie waren aber bereits auf dem Marsch nach dem Kanonendonner »). On ne pouvait donc plus refuser le combat. Et dès 16 h 30, les Allemands étaient vainqueurs (« waren wir Sieger »). Pris en tenaille et ployant sous le nombre, Mac-Mahon avait donné l’ordre du repli général⁷.

Blumenthal toutefois ne dit rien ensuite de la marche triomphale de Kronprinz à travers le champ de bataille et le village de Froeschwiller, avouant seulement, qu’il en était revenu fourbu (« tod mü- de ») à Soultz vers 21 h et qu’il se coucha ce soir-là vers minuit (« um Mitternacht ins Bett »), qu’il dormit alors fort bien (« vortrefflich ») jusqu’à 6 h du matin, pour se remettre aussitôt à sa tâche de chef d’état-major.

Celle-ci l’occupa toute la journée du 7, étant submergé par un flot continu de rapports et d’enquêtes jusqu’à lui faire perdre la tête (« Ich kam nicht zur Besinnung »). Aidé de son infatigable l’Oberquartiermeister (quartier-maître en chef) Walter-Philipp-Werner von Gottberg, 47 ans, il lui fallut alors également gérer les convois de blessés et de prisonniers, qui ne cessaient de converger sur Soultz, d’où ils devaient être réexpédiés en train vers l’intérieur de l’Allemagne. Ereinté (« ganz erschöpft »), Blumenthal se coucha ce soir-là peu après 21 heures⁷.

Au matin du 8, dès 6 heures, il a été réveillé par le major von Holleben, que von Moltke, le chef du grand état-major général prussien, lui avait envoyé des environs de Sarrebruck pour le féliciter de la victoire remportée à Woerth et le presser de nouvelles recommandations urgentes, qu’il avait d’ailleurs déjà anticipées. Ce qui en réalité préoccupait alors Blumenthal bien davantage, c’était les retards du ravitaillement, toujours en grande partie bloqué à Berlin, car ses troupes commençaient à manquer de tout (« Mit den Lebensmitteln ist leider nicht Alles vollständig geordnet. Die meisten Proviantcolonnen stehen noch bei Berlin und hier im Lande finden wir nur wenig »).

Les correspondants de guerre

Ami personnel du Kronprinz, Le Kriegsberichterstatter et publiciste prussien Gustav Freytag, 54 ans, avait de même pu se joindre à Spire à l’état-major de la IIIe armée et le suivre dans la calèche- même du prince royal. Il évoque lui aussi l’étape soultzoise dans ses propres « Erinnerungsblätter ».

Il trouva la localité épouvantée par les événements et excitée par quelques Français fanatiques (« Sulz war ein erschrockener kleiner Ort mit verdriesslich leidenden Menschen, darunter einige

fanatische Franzosen »). L’un de ces Français a été capturé alors qu’il tirait sur les soldats allemands. et de suite fusillé. De douleur, sa femme resta tout le jour prostrée dans leur cour, à s’arracher les cheveux (« Die Frau lag den langen Tage in ihrem Hofe und raupfte sich die Haare »).

Freytag note également que ces mêmes chauvins avaient incité les Soultzois à se prémunir des réquisitions allemandes en hébergeant chez eux des blessés légers français et à le signaler avec force pavoisements à croix rouge (« Die Franzosen haben allem Volk gestattet, sich mit dem roten Kreuze aufzuputzen. Vor jedem grösseren Haus steckt die Fahne, trägt der Besitzer die Binde, um von Ein quartierung frei zu bleiben. Er nimmt dafür einige leicht verwundete Franzose in Pflege »)⁴.

Par faveur spéciale, Gustav Freytag avait été logé en face du château Geiger, chez un épicier (« in einem Kramladen gerade gegenüber vom Quartier des Kronprinzes »). Le ravitaillement tardant à suivre, sa boutique n’a pas tardé à être prise d’assaut et pillée dès l’après-midi du 5 août par la solda-

tesque affamée (« Die Verpflegungscolonnen waren nicht zur Stelle und die Soldaten kamen, forder- ten, nahmen, zuletzt begannen zu rauben »).

Dans la soirée du 5 août, Freytag vit arriver, en compagnie du grand-duc de Bade et de son frère, sa vieille connaissance le Ritter Franz von Roggenbach, 45 ans, l’ancien premier ministre grand- ducal. Le Kronprinz les avait invités tous les trois à son QG pour discuter et régler les questions prusso-badoises en suspens.

Freytag s’est réjoui de revoir son vieil ami badois, rayonnant et en grande forme : « Frisch, hoff- nungsvoll gehoben, sein warmes wohltuendes Wesen war für mich wieder eine grosse Freude und Erquickung. » D’emblée, celui-ci avait lancé la conversation sur le sort qu’il fallait réserver à la France en cas de victoire : « In seinem erfindungsreichen Geiste spann er bereits Gedanken was aus Frankreich werden soll, wenn uns gelänge (Napoleon III.) durch Siege zu beseitigen. »

Roggenbach cependant ne lui révéla pas le vrai motif de sa présence à Soultz. Au contraire, il fit mine de s’y ennuyer, parlant déjà de repartir. Et Freytag ne chercha pas à le retenir : « Aber der liebe Freund will wieder gehen. Er sieht nicht was er hier soll, und ich glaube, er hat Recht. »⁴ Roggen- bach était-il déçu de ne pas s’être vu proposer un cantonnement au château, au contraire du grand- duc de Bade Friedrich I., 44 ans (qui était d’ailleurs depuis 1856 le mari de l’unique sœur du Kronprinz), et son frère Karl, 38 ans, auxquels le prince royal avait en effet proposé une chambre au premier étage, mais pour cette seule nuit du 5 au 6 août ?³

Autres correspondants de presse attitrés

Outre Gustav Freytag, le Kronprinz avait aussi agréé auprès de son QG le correspondant du quo- tidien londonien The Times, William Howard Russel, dit Billy, 49 ans. C’était certes un profession- nel reconnu : il avait déjà suivi les guerres de Crimée, de Sécession ainsi que la bataille de Sadowa. Mais des motifs, plus politiques, expliquent également cette faveur. Le Kronprinz avait épousé la fille aînée de la reine Victoria d’Angleterre et veillait à témoigner des relations les plus cordiales avec Albion, tant qu’elle n’était pas l’alliée de la France dans cette guerre.

Le prince royal avait invité l’illustre Billy pour le déjeuner le 6 août à Soultz. Mais quand celui-ci se présenta aux grilles du château, le Kronprinz était déjà parti avec tout son aréopage sur le champ de bataille. Billy demanda un cheval pour qu’il puisse l’y rejoindre. Mais quand on put enfin mettre une monture à sa disposition, les combats avaient déjà cessé. Billy renonça donc à son déplacement. On lui procura un logement pour la nuit à l’étage d’une boulangerie de Soultz. Mais il y passa une nuit affreuse, car sous sa chambre un chirurgien n’avait cessé d’opérer des blessés de la bataille au milieu des cris et des odeurs de sang.

Le Kronprinz avait également agréé un journaliste du Daily News, mais aucun français. C’est cependant aux deux reporters parisiens (Henri Chabrillat du Figaro et Emile Cardon du Gaulois), que nous devons une très rare description du petit déjeuner de la victoire, consommé le matin du 7 août dans le grand salon du château Geiger, par l’état-major au grand complet de la IIIe armée allemande.

Les deux reporters avaient été capturés comme suspects la veille en fin d’après-midi en redescen- dant du donjon du château de Woerth, du haut duquel ils avaient suivi le déroulement de la bataille, puis avaient été jetés le même soir même dans la prison communale de Soultz en face du château Geiger avec 9 autres Woerthois suspects, pour que le Kronprinz décide personnellement de leur sort, vie sauve ou exécution sommaire immédiate.

Ce 7 août, en début de matinée, on vint donc les chercher au cachot pour lui être présentés. « Nous traversons une cour pleine de soldats et d’officiers, rapporte le reporter du Figaro. Nous entrons dans une salle, où déjeunait tout l’état-major du prince royal. Avec une exquise politesse, un de ces

Messieurs nous offre du café ou du thé, à notre choix… Nous avions faim, nous acceptâmes ce qui était du res-te offert de très bonne grâce. Tous parlaient français. Nous demandons des renseigne- ments sur la bataille de la veille : Où est le corps (d’armée) de Mac-Mahon ? A-t-il battu la retraite ? Ce corps n’existe plus, me dit un officier. Il est détruit ! Cela jette un froid dans notre causerie.»

Cardon du Gaulois confirme : « Un officier supérieur est venu nous chercher sans soldat. Au bout de deux minutes, nous arrivons au château de Soultz, où nous savions que le prince royal de Prusse avait établi son QG. La cour était pleine de voitures et de chevaux. Dans l’anti-chambre de nombreux valets en livrée. Une porte s’ouvrit et l’on nous introduit dans une salle à manger fort grande et fort belle. Tout l’état-major était réuni à déjeuner de thé ou de café. »

L’officier, qui présidait, leur proposa de partager la table. « Nous prîmes les sièges qu’on nous présentait et nous acceptâmes une tasse de café. Presque tous les officiers présents parlaient parfaite- ment le français. La conversation s’engagea et dura près d’une demi-heure. De la bataille, ces Messieurs parlèrent fort peu, si ce n’est pour constater l’énergie que leurs troupes avaient rencontrée en combattant les nôtres. Nos pertes, dirent-ils, ont été plus considérables que les vôtres. Ils demandèrent comment nous étions venus à Woerth, comment nous y étions restés pendant le combat. »

« Par eux, termine Cardon, nous apprîmes que le duc de (Saxe-) Cobourg (et Gotha) n’avait pas oublié la promesse qu’il nous avait faite (en chemin, à Dieffenbach, de prévenir le prince royal de leur arrestation non justifiée comme journalistes). Ils nous apprirent aussi la blessure du général Raoult et nous dirent que le prince royal s’était rendu (à son chevet à Froeschwiller) pour avoir de ses nouvelles et lui demander s’il avait des lettres à faire parvenir à sa famille. L’officier (qui nous avait cherchés au cachot) dit ensuite que nous étions libres, à condition de ne pas quitter notre cellule jusqu’à ce que nous puissions être reconduits en pays neutre »⁹, à Bâle plus précisément, où ils pourront repasser en France. Comme promis, ils seront mis dans un train en gare de Soultz en fin de matinée du lundi 8 août, pendant que les 9 suspects civils de Woerth purent rentrer à pied sains et saufs chez eux.

Les peintres de batailles

Outre les publicistes et correspondants de guerre, et à la différence de Mac-Mahon, le Kronprinz s’était aussi entouré de plusieurs peintres de batailles de renom. A commencer par Ferdinand von Harrach, 38 ans, originaire de Haute-Silésie. Portraitiste attitré de la famille royale de Prusse, ami personnel du Kronprinz et de la Kronprinzessin, officier de réserve à Sadowa, il avait épousé en 1868 la comtesse Hélène de Pourtalès, si bien que pour la durée de cette nouvelle campagne, le Kronprinz l’avait admis comme officier d’ordonnance à son état-major. Il est ainsi l’auteur du ta- bleau « In den Weinbergen von Wörth », peint en 1871 et conservé au musée de Gravelotte (Moselle), qui représente un blessé allemand allongé dans les vignes et passant sa gourde d’eau à un turco, à moins que ça ne soit l’inverse¹⁰.

Ludwig Pietsch, 46 ans, le second peintre officiel de l’escorte princière, était également critique d’art, mais surtout écrivain et feuilletonniste, ami de l’écrivain Theodor Fontane, qui fera d’ailleurs lui aussi étape à Soultz, mais seulement le 28 septembre 1870 pour découvrir tout à la fois le champ de bataille de Woerth et le siège de Strasbourg.

Pietsch pourra suivre le Kronprinz jusqu’à la fin de la campagne. Se déplaçant par ses propres mo- yens via Mannheim, Spire et Landau, il était arrivé le 6 août vers midi à la gare de Wissembourg, complètement encombrée de blessés (surtout des turcos et des lignards) et où il se disait qu’une

« In den Weinbergen von Wörth » de Ferdinand von Harrach (Musée de Gravelotte).

grande bataille venait de s’engager du côté de Soultz et de Haguenau (en réalité vers Woerth). Et comme les liaisons ferroviaires et télégraphiques que les Français avaient sabotées à la hauteur du Geisberg et de Riedseltz, venaient d’être rétablies, un train réservé à des sapeurs du génie et des fonc- tionnaires militaires allait partir pour Soultz (« Eben stand ein Zug nach Sulz für Pioniere und militarische Beamte bereit »). Selon toute probabilité, il s’agit du convoi chargé des premiers éléments du Baracken-Lazaret prussien qui allait être assemblé sur les prairies de l’ancienne saline locale.

Non sans mal, Pietsch obtint la permission d’y monter (« Es gelang mir nicht ohne Schwierigkeit, die Gewährung seiner Benutzung zu erwerben »). Ce fut un voyage effrayant (« eine unheimliche Fahrt »)¹¹, car on coupa, au pas, les dévastations du champ de bataille de l’avant-veille.

L’escapade à Woerth

Dans les rues grouillantes de Soultz, où le bruit de la lointaine canonnade de Woerth commençait déjà à s’estomper, Pietsch reconnut nombre de collègues artistes et écrivains weimariens et berlinois. Parmi eux : Georg Bleibtreu et Gustav Freytag, qui avaient pu se joindre au haut-commandement de la IIIe armée dès les premiers jours de la mobilisation. Les deux autres, Friedrich-Paul Thumann et Emil Hünten, avaient trouvé place sur le fourgon jaune de tête de la Feldpost du XIe corps prus- sien. Ces derniers voulurent bien lui procurer une place, à côté du cocher.

Ce 6 août, vers 17 h 30, toute l’équipe put ainsi gagner Woerth, escortée à l’avant et sur les côtés par des postillons armés à cheval, enserrée dans la colonne d’un interminable convoi, que doublaient par moment des hussards noirs et des dragons au galop, pendant qu’arrivaient déjà en sens inverse de petits groupes de prisonniers (zouaves, turcos, fantassins de ligne…) ainsi que des chariots char- gés de blessés légers. Pietsch est alors frappé de n’entendre monter aucune plainte, mais « ein mat- ter, froher Gruss, gleichsam ein stummes Hurra ».

Dans la descente vers Woerth, sa voiture croise le Kronprinz, chevauchant son placide alezan (« im ruhigen Schritte seines Fuchses »), vision glorieuse illuminée en arrière-plan par le soleil couchant et l’incendie du clocher de Froeschwiller, pendant que de part et d’autre de la chaussée scintillaient déjà les premiers feux de bivouac, non loin d’un champ où avaient déjà été regroupés quelque 3 000 prisonniers. Parmi l’escorte du prince royal, Pietsch reconnut, non sans surprise , son confrère von Harrach dans l’uniforme du 1er régiment de cuirassiers de la garde.

A la cantine du château Geiger

Mais le lendemain matin, n’ayant pas trouvé à manger à Woerth, Pietsch retourna à pied à Soultz, seul, via Surbourg semble-t-il, croisant en chemin d’interminables trains d’artillerie. Avant d’arriver à la gare de Soultz, il longea un campement de plus de 4 000 prisonniers, gardés par une compagnie de Badois et des Musketiere prussiens. La vue de ce spectacle ne manqua pas de le surprendre : « Alle Truppen Frankreichs und des Orients sind unter den Gefangenen vertreten ». Il se demanda à quel titre ces hordes pouilleuses pouvaient prétendre répandre la civilisation en Allemagne.

Dans l’attroupement qu’elles avaient provoqué, Pietsch reconnut Gustav Freytag et le Freiherr von Roggenbach, qui n’avait donc pas quitté Soultz (nous dirons pourquoi dans un autre chapitre). Ils lui dirent qu’il était vain de compter pouvoir se restaurer dans le bourg : « Im Wirtshaus ist alles vergriffen. Jeder Eintretende erhält nur die eine Antwort : Wir haben nichts mehr ! » Son confère von Harrach finit par le tirer d’affaire. Il lui prêta son couvert au QG. C’est donc ainsi que Pietsch put enfin se restaurer au château Geiger en compagnie du Kronprinz de Wurtemberg, de Gustav Freytag et du colonel Walker, le représentant officiel de la couronne d’Angleterre : « So genoss ich wieder die ganze Wonne eines Stückes Rindfleisch, warmer Suppe und einer Flasche guten Weines.»¹¹

Par la rue principale, donc devant le château Geiger, ne cessaient de passer d’autres cortèges de prisonniers. Des dragons badois amenaient également 80 chevaux capturés. Pietsch prêta aussi une oreille à l’aubade que donnèrent alors au Kronprinz dans l’avant-cour du château des fanfares prus- siennes (« preussische Musikbanden »). Aubade que les reporters parisiens entendirent également depuis le seuil de leur prison. Il put aussi prendre connaissance des nouvelles communiquées à la troupe par l’état-major devant la porte (« vor der Tür», le portail ?) du château Geiger.

Il finit enfin par trouver à dormir dans une chambre d’auberge (Wirtsstube), à même le sol sur une botte de paille (Strohbündel), mais ne put guère trouver le sommeil en raison du vacarme continuel de la rue (« stetten Gerassel der vorbeifahrenden Geschütze und Wagen »), à tel point qu’au matin il se demanda s’il devait poursuivre ou faire demi-tour.

Ce lundi 8 août, tôt le matin, il vit une colonne d’uhlans prendre position devant le château Gei- ger. Un train d’artillerie wurttembergeois arriva également en prévision du départ vers 8 heures de l’état-major en direction de Morsbronn et de Mertzwiller. Assis sur la voiture d’un paysan chargée de havresacs, Pietsch attendit à la sortie de Soultz de pouvoir se joindre au convoi. Et quand passa le Kronprinz, « Mütze auf, über dem einfachen Regenmantel und in hohen Reiterstiefeln, auf dem Fuchs (alezan) von gestern », celui-ci le reconnut, fit arrêter sa colonne pour lui demander s’il avait une voiture. Pietsch n’avait que la charrette du paysan ! Toujours aussi grand seigneur, le Kronprinz le fit alors monter dans sa propre voiture (Wagen), en demandant à son ordonnance de lui faire de la place aux côtés de Gustav Freytag. Pietsch put ainsi voyager « neben dem Genannte im hübschen bequemem verdeckten Halbwagen durch den Regen hinter dem Reiterzuge. »¹¹

Bleibtreu, Hünten et Thumann

Egalement invité, Georg Bleibtreu, 42 ans, était pour sa part originaire de Xanten en Prusse rhé- nane, en aval de Duisbourg. Surnommé « der Maler des neuen Kaiserreichs », c’était le grand pein- tre de batailles prussien de sa génération. L’épopée napoléonienne l’avait déjà inspiré ainsi que la guerre contre l’Autriche de 1866. Il put suivre le Kronprinz jusqu’à Sedan et Versailles et nous a légué au moins trois œuvres sur la bataille de Woerth, dont un tableau intitulé « Der Kronprinz Friedrich-Wilhelm am Abend der Schlacht bei Wörth », mais qui le représente en réalité dans les rues de Froeschwiller, avec l’église encore en feu. Ses deux autres œuvres woerthoises figurent l’as- saut des Wurtembergeois et trois turcos capturés à Elsasshausen.

Alors que Pietsch a bivouaqué avec la troupe dans un champ près de Woerth le soir du 6 août, Bleibtreu, lui, était allé demander l’hospitalité chez le médecin cantonal Louis Sadoul en s’excusant platement, lui, l’Allemand, de demander à pouvoir dormir dans un coin d’une maison française, ne serait-ce que sur une botte de paille. La mère du médecin, née Victorine Geynet, 69 ans, lui céda sa chambre. Toutes les autres pièces de la maison étant déjà prises, les Sadoul durent alors dormir sur

Mais en contre-partie, le peintre sut se montrer très utile. Il obtint le lendemain, du général von Blumenthal l’engagement signé, que les attelages du médecin ne soient pas réquisitionnés pendant

la durée de la guerre. Exemption, dont ses voisins purent également profiter.

Le docteur Sadoul lui demanda aussi d’intervenir en faveur de la quinzaine de Gunstettois, qui, à Froeschwiller, étaient menacés d’être fusillés, car accusés d’avoir tiré sur les troupiers allemands et estropié leurs blessés. Était-il garant de leur innocence ? Bien sûr, répondit le médecin. Après deux tentatives, Bleibtreu obtint l’ordre du Kronprinz de leur laisser la vie sauve. Il resta en relation avec les Sadoul et leur envoya par la suite une photo d’un de ses tableaux « Les héros mourants ». Il revint aussi les visiter quelques années plus tard¹².

Emil Hünten, 43 ans, était pour sa part parisien de naissance, formé à l’Ecole des Beaux-Arts de la rue Bonaparte et qui, après un séjour à Anvers, ne s’était installé dans la Dusseldorf prussienne qu’en 1851. Bien apprécié du Kronprinz, on lui doit entre autres un tableau “Kampf mit französi- schen Reitern in Elsasshausen während der Schlacht bei Wörth”, acquis par la National Galerie de Berlin, ainsi qu’une gravure représentant manifestement deux suspects de Gunstett.

Le Prussien Friedrich-Paul Thumann, enfin, 36 ans, né sur la Neisse et professeur de dessin à Weimar, croquera notamment, pour l’illustré familial leipzigois Die Gartenlaube, des blessés alle- mands écrivant à leur famille sur la route de Woerth (vers Preuschdorf ?) ainsi que l’interrogatoire (Verhör) du maire de Riedseltz et de son fils, qui avaient été saisis en otages à cause d’un Bavarois tué dans une auberge du village.

Jean-Claude STREICHER (22 juin 2023)

(1) Frédéric III, Empereur d’Allemagne : « Journal de guerre, 1870-1871 », Payot, Paris, 1929, 416 p. (2) Kaiser Friedrich III. : « Das Kriegstagebuch von 1870/71 », Koehler Verlag, Berlin-Leipzig, 1926, p. 21, 29-30. (3) Frédéric III, Empereur d’Allemagne : « Journal de guerre, 1870-1871 », Payot, Paris, 1929, 416 p. (4) Gustav Freytag : « Der Kronprinz und die deutsche Kaiserkrone. Erinnerungsblätter », Hirzel Verlag, Leipzig, 1889, p. 14-15, google livres.

(5) ABR : 7E56.2/117. (6) ABR : 7E56.2/118. (7) « Tagebücher des General Feldmarschalls Graf von Blumenthal », Cotta Verlag, Stuttgart-Berlin, 1902, p. 72-73, https://digital.slub-dresden.de (8) Le Figaro, 14 août 1870. (9) Le Gaulois, 13 août 1870. (10) Wikipedia, Google. (11) Ludwig Pietsch : « Von Berlin bis Paris. Kriegsbilder »,Verlag von Otto Janke, Berlin, 1871, 518 p., google livres. (12) « Souvenir du 6 août : Le médecin cantonal Louis Sadoul raconte ». En réalité, le narrateur est Louis, le fils du médecin cantonal, alors âgé de dix ans, et futur médecin de ma- rine, L’Outre-Forêt, n° 28, 4e trim 1979, p. 25-32.

Gustav Freytag ►►►

Deux œuvres de Georg Bleibtreu

sur la bataille de Woerth, en haut et à gauche.

Autre variation par Carl Rechlin sur le thème du turco secouru par un Allemand dans les vignes de Woerth.

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